marginal

         Je n’aurais sans doute jamais écrit si je n’avais été marqué, il y a longtemps déjà, par les stigmates de la marginalité. Il est de ces images qui marquent à jamais, laissant une cicatrice indélébile, une brèche, une fascination, qu’une vie entière ne saurait effacer. Effacer, ou raviver au contraire, car c’est à la recherche de moi-même que je m’en vais errer, ça et là, éprouvant ce qui m’est propre et ce qui ne l’est pas. Je ne saurais dire quelle fut la première fois où je me sentis vaciller devant l’étrangeté d’un Autre qui jamais ne serait moi, où les contours bien établis de ma conscience se laissèrent submerger par l’image d’une réalité qui me dépasse. Peut-être la vue d’un ruisseau, d’une rue déserte, d’un cri, d’un silence. Un jour en tout cas ai-je assisté sans voix à l’éveil de ce que d’aucuns nomment sensibilité, poésie ou conscience de soi. « Ne cours pas après la poésie, disait Bresson, elle pénètre toute seule par les jointures ». Ces jointures, l’enfant les a béantes, et c’est par flots que pénètre l’étrangeté du dehors. Découvrir qu’il y a soi, et puis le reste, que le dedans que l’on croyait totalité n’est que l’apanage du moi, et qu’au-delà il y a le reste. Ce reste qui n’est rien et presque tout. Telle est la première marginalité, l’unique, la vraie, celle qui ne se définit  qu’en parlant de soi, et qui à peine étouffée revient de plus belle. C’est cette marginalité fondamentale qui finit, parfois, par entraîner toutes les autres, honteuses, secondaires, qui se définissent cette fois à l’aune du regard des autres.

         Cette marginalité secondaire, sociale, je l’ai côtoyée pendant près de deux ans. Certains étaient clochards, d’autres en voie de l’être, d’autres encore étaient sous la tutelle d’organismes spécialisés. Alcooliques, toxicomanes, criminels, malades mentaux, ou simplement fatigués. Ces personnages bruegheliens me sont parfois restés anonymes ; d’autres au contraire se sont éclairés d’un prénom, d’une vie, que j’ai eu l’occasion de connaître et parfois de partager. Les rencontres se font vite dans la rue, il n’y a pas de conventions, il suffit de s’approcher. Les gares font partie de ces lieux de rencontre privilégiés. Le toit et la chaleur qu’elles procurent et le passage constant propice à la mendicité attirent bon nombre de clochards et vagabonds. D’autres, au contraire, préfèrent la solitude et les recoins sombres. Il y a des hommes, beaucoup, et il y a des femmes, quelques-unes, comme transfigurées, plus fascinantes encore pour le passant, qui un instant avait cru que la misère et la crasse ne pouvaient souiller que le sexe fort. Mais la marginalité ne connaît pas le genre. Elle s’installe, c’est tout, et se développe, à la manière d’un cancer. Ou plutôt du sida, car c’est de l’intérieur qu’elle se développe, laissant le marginal diminué lutter contre lui-même. Marginalité subie, parfois recherchée, fascinante peut-être, mais toujours destructrice.

         « Résister ». Telle est l’une des notions fondamentales qui caractérisent le monde de la rue. Résister au froid et à la faim, à la solitude et au danger. Mais résister plus encore au bon sens de celui qui cherche à les comprendre. Après presque deux ans de recherche et d’immersion, il ne reste rien des convictions et motivations initiales qui présidèrent à la réalisation d’un film documentaire sur la clochardisation. Les convictions sont devenues doutes, et les motivations, obsessions. C’est que je pensais avoir devant moi la copie, bien que difforme ou bossue, de cette société cartésienne qui se comprend à force d’arguments et de morale. Rousseauiste, j’ai commis l’erreur de voir dans le sauvage la simple prolongation de moi-même. Or, il est de ces sujets qui se dérobent à mesure qu’on les étudie. Circonscrire le phénomène de clochardisation : autant chercher à filmer l’invisible. Et pour cause, ontologiquement incertain, le phénomène de clochardisation ne semble pouvoir se définir que par la négation de ce qui est, comme s’il n’existait pas en tant que tel, mais n’était que la convergence d’autres phénomènes tout aussi diffus : l’errance, le refus, l’abnégation, la souffrance, le délire, et bien sûr la pauvreté. Car c’est bien le propre du clochard de se situer « en dehors ». En dehors d’un abri pour commencer, voué qu’il est à dormir dans les rues. En dehors de la vie et de la temporalité, ensuite, « enfermé » dans une temporalité cyclique, voire inexistante, où les notions de progression et de demain n’ont guère de sens.

         Clochards, SDF, sans abris, vagabonds, au final qui sont-ils? Pourquoi exercent-ils ce sentiment de fascination mêlée de dégoût ? A la fois plus purs et plus sales, il incarnent l’Étrange. Si la confrontation souvent ne porte pas ses fruits, c’est qu’il faut savoir les approcher. Quitter, l’espace d’un instant, l’écorce rigide d’une pensée priori, et se laisser sombrer, avec eux, en eux, jusqu’aux méandres d’une humanité blessée. Et puis ? Réapprendre à regarder, à être seul, à goûter la faim, la soif, parfois jusqu’à ce que le ventre se noue. Tout quitter, même en pensée, renaître sous les traits du plus faible, haïr ce que l’on chérissait, et au final, mesurer, dépité, la distance irréductible subsistant entre le eux et le nous. C’est une expérience de l’autre, de l’autre à travers soi, de soi à travers l’autre et de soi qui parfois devient autre ; c’est une (non) rencontre. C’est une voix aussi, qui isole ou communique, qui suggère, crie, conclut, puis se ravise. Et ce sont des images enfin, qui accrochent la chair mais ne la pénètrent jamais. Se tenir devant, derrière, à côté, pourvu que quelque chose se passe. Qui sont-ils donc au final ?Les mêmes qu’au départ. Des hommes, des femmes, avec leur part de joie et de souffrance. Seulement, entre-temps, c’est moi qui ai changé. Si je ne vois toujours pas, j’ai au moins appris à regarder.



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