IndrÉ


        Il y a quelques jours, j’ai rencontré une jeune femme d’une beauté fascinante. La peau mate, dorée, sombre, un peu sale ; des yeux plissés fabuleux ; les cheveux noirs profonds à s’y noyer. Ses bras portaient quelques tatouages ethniques et semblaient à la fois doux et abîmés. Les traits d’une déesse et la saleté d’un garçon manqué. Ses lèvres, fines, mais d’une rare sensualité, portaient trois anneaux sur le côté gauche, comme pour signifier qu’elles étaient trop belles que pour pouvoir être embrassées.  » Viens ! Approche ! Mais tu risques de te blesser ! » Serait-ce l’une des sirènes de l’Odyssée qui se serait échappée? J’entends d’ici son chant suave à rendre fou, mon navire prêt à chavirer. Danger à qui se perd dans la beauté.

       Sans être tout à fait clocharde, elle semblait de la rue. Mi hippie, mi folle, mi libre. Très digne. Une Cléopâtre des bas-fonds. Aguichante comme l’eau cristaline, addictive comme l’héroïne. Beauté d’autant plus fascinante que je ne pouvais en déceler l’origine. Vaguement espagnole, potentiellement arabe. Moyen-Orient peut-être. Du ciel assurément.  Je ne lui ai parlé que quelques secondes, et l’alcool, une fois de plus, m’a volé le souvenir de ce qu’il a été dit. Il m’a toutefois comme toujours laissé un empire confus mêlé d’images et de sens. Je me souviens l’avoir regardée d’une envie sans limite, et lui avoir pris la main, quelques instants, glacé-brûlé au contact de sa peau tannée ravissante.

          Comme toujours avec les rares femmes qui m’ont attiré au-delà du bon sens, elle m’est apparue plusieurs fois, parfois de près, parfois de loin, le ventre noué toujours à la vue de sa présence. 3 millions d’habitants, et cette étrangère que je croise presque chaque jour, comme si Barcelone était un hameau où nous ne vivions que tous les deux. Certains événements forcent le cours des choses. Et c’était d’ailleurs peut-être moi, dans cet élan chimique de l’être qui s’embrase, qui l’attirais à moi.

       Ce devait être un lundi, ou un mardi – qu’importe dans ce monde dans lequel je m’apprête, je le sens, doucement à sombrer – quand je l’aperçus, une fois de plus. J’étais dans cette cour merveilleuse où j’aimais venir recevoir les rayons du soleil. La cour de la Bibliothèque de Catalogne, une place entièrement ceinte de murs de pierre de couleur ocre passé. Fiers d’une époque glorieuse et achevée, les vieux escaliers de pierre noble rencontrent les palmiers et les vieux murs tagués. Véritable Cour des miracles, cette place, loin de l’agitation de la ville, accueille des étudiants, quelques touristes égarés et des hordes de délaissés venus s’y reposer. Pas un muret sans son Dormeur du Val, à moitié mort ou drogué, torse nu et déchaussé. Sur l’un des escaliers, qui à force de m’y poser commençait doucement à devenir le mien, un long mur empli de graffitis divers. Poissons, femmes, têtes en tout genre, contenant chacun un oeil unique. Inquiet et rassuré à la fois par ces cyclopes mal dessinés, je me tenais nonchalemment couché sur les marches ensoleillées. Torse nu, accompagné d’un sac plastique contenant mes précieuses possessions temporaires : deux bières, un saucisson, des cigarettes. De quoi tenir la journée. Au bas de l’escalier, une statue plus vieille que mille autres, défigurée, dont il manquait le nez. J’ai parlé de Cléopâtre tout à l’heure. Tout est lié.

    La chaleur estivale réveillait les odeurs surannées incrustées dans la pierre, et elles se disputaient à présent à savoir laquelle d’entre elles viendrait se loger au plus profond de ma pensée. Ballet de parfums en tous genres, de l’air iodé à l’urine du siècle passé. Et moi, buvard ivre de tout sans distinction aucune, je me plaisais à les identifier. Une gorgée, une pensée, le chaos musical tamisé de la ville du dehors, et la cigarette qui toujours se consume, contre vents et marées. Synesthésie dit-on en poésie : l’accouplement simultané de tous les sens. Il me manquait une femme à aimer, et j’aurais renvoyé Wagner à ses cahiers d’écolier. Patience. Cléopâtre, plus que toute femme, savait se faire désirer. L’attente n’en était que plus douloureuse, c’est-à-dire que je la savourais. Sans souffrance point d’amour, tout le monde le sait.

      Je ne l’ai pas vue arriver. Elle m’est apparue à quelques pas de moi au bas de l’escalier, poussant une chaise roulante où siégeait une femme noire, la quarantaine, édentée. Elle, plus belle que jamais, sauvage reine du peuple des sans-souliers. Elle monta les marches jusqu’à moi et me demanda 50 centimes. Après l’avoir regardée de tout mon être, comme un enfant regarde sa mère, je lui ai répondu que pour elle, bien sûr oui, j’avais. Je lui ai dit qu’on se connaissait, qu’on s’était déjà parlé. « Et pourquoi tu ne me salues pas alors ? », m’a-t-elle demandé presque agressive. « Toi pourquoi tu ne me salues pas? » lui ai-je répondu sur le vif. Farfouillant dans mes poches à la recherche du précieux écu, je la regardais si fixement qu’elle se mit à rire. Je lui pris la main, l’embrassai, lui demandai son nom. « Indré » me souffle-t-elle comme un secret. J’allais lui dire le mien quand son amie poussa un grognement. La bête avait vu le saucisson dépassant de mon sac. Je le sortis, arrachai un bout et le mis dans les mains de cette insaisissable beauté. Elle sourit, puis s’en alla, agile et fière comme elle était venue. Quelle souffrance que de la voir ainsi m’abandonner. J’aurais voulu la retenir à moi, l’agripper toute entière, j’aurais voulu l’enchaîner, qu’elle ne puisse plus jamais s’en aller. Simultanément, je me sentais vaciller au contact de cette marginalité qu’il valait mieux ne pas trop fréquenter. Je conservais, moi, encore l’apparence de la société bien pensante. J’étais un marginal au sein des culs serrés, mais un enfant modèle pour les grands désocialisés. La plupart des gens portent avec eux en permanence un bouclier. Lourd, massif, qui les protège de l’inconnu. La folie est contagieuse, alors on barricade les portes, et on ferme les yeux. Ce bouclier, je l’avais de plus en plus maigre, rouillé au contact de l’acide. Et pour Indré, j’étais prêt à m’en débarrasser. J’aurais perdu mes dents et mes jambes pour me laisser pousser. Non ! Non ! Danger ! Ulysse faillit périr pour s’être laissé tenter.



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