Glissement - notes sur la grande désocialisation

     Si l’autre ne peut se connaître, seules la rencontre et la prise de conscience de son impossibilité permettent de mesurer l’écart entre la norme et ce qui s’en détache. « Écart ». Le mot n’est peut-être pas assez fort. Sans doute faudrait-il parler de rupture tant la clochardisation semble méconnaître le continuum. On est « dans » ou « en dehors de » la société. Le reste est un détail, il n’y a pas d’alternative. 

     De plus en plus, j’aperçois en moi ce point de rupture. Je l’observe, je le titille. Un hymen fragile. Peut-être fais-je partie des personnes qui, un jour, pourraient se retrouver à la rue. Question de faiblesse, de sensibilité ? Peut-être. Se sentir étranger. Voilà. Et puis ces tares, plus ou moins prononcées, émanant d’on ne sait où, anecdotiques en apparence, mais qui enclenchent parfois l’engrenage infernal. Le défaut de ponctualité, le déni des lois, le profil toxicomane, l’impulsivité, l’orgueil. Bien entendu, tant que l’argent reste à portée de main, la marginalité demeure confortable, fantasmée, à demi-consommée, demeurant l’apanage du luxe : une marginalité sociale toute relative. Il ne s’agit encore que d’écart, pas de rupture. Les deux pieds encore bien dedans, seuls deux ou trois orteils dépassent de la ligne. C’est agréable, le vent frais vient les chatouiller. Mais plus tard, plus tard peut-être, ce sera peut-être le grand froid, celui des nuits passées dehors, des membres engourdis par l’alcool, le cerveau grisé à en perdre conscience.

    « Où suis-je ? Est-ce lundi ? Mardi ? Dimanche ? », demanderais-je hagard ? « Qu’est-ce que ça peut foutre ! T’as rendez-vous ? » me jetterait, sarcastique, mon compagnon de nuitée. Demain je remettrai un peu d’ordre dans mes idées. Mais avant tout, il faut penser au vin. Je ne tiendrai pas sans rien jusqu’au matin.

     Il serait alors trop tard, car la ligne serait franchie pour de bon. Je ferais partie de l’autre monde, celui dont bien souvent on ne revient que desséché, dans le meilleur des cas. C’est cette rupture qui se révèle fascinante et ô combien problématique. On ne peut connaître le phénomène de clochardisation de l’extérieur. On ne peut que supposer, et y tremper un doigt, deux tout au plus. Davantage et ce serait le plongeon. Moins et c’est un mur qui se présente devant soi. Autant parler de la drogue sans l’avoir essayée. Quant à y être pour de bon, c’est rencontrer le même mur, mais de l’autre côté. Il y a un côté doux, et il y a un côté fou.

     Que faire alors de cette fascination ? Les autres, les autres ! Les autres, et moi. Ce moi qui peu à peu se sent glisser, et qui, à mesure de sa chute, s’ouvre doucement au langage du monde de l’autre côté du mur. « Tout ce qu’on peut espérer, c’est être un peu moins celui qu’on était au départ » me crie Samuel Beckett ! Mais les repères, les repères ! S’y accrocher, ne pas sombrer ! Ce n’est qu’un documentaire, un sujet d’étude ! A moins que. Pas tout à fait. Et pourquoi donc, au final, ne pas chuter ? Se laisser aller, ne plus penser ? Si ma mère me voyait. Elle perdrait son bébé. Je me sens vaciller.  




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