entre deux quais

I.

  Il faut bien commencer quelque part. J’ai choisi de commencer ici : un quai de gare entre deux autres, à chemin entre l’hier et le demain. Je ne me rappelle ni du lieu ni du jour, mais c’était un aller simple, ça j’en suis sûr. Je venais d’avoir trente ans et je me dirigeais, perplexe, vers les années à venir. 

  Une chose et son contraire, l’infiniment grand et l’infinitésimal. Voilà où j’étais, voilà où j’ai choisi de commencer cette petite épopée. J’étais à l’époque encore bel et bien vivant. Mon genou droit me faisait mal, mon addiction à la cigarette se portait mieux que jamais, et mes yeux piquaient à force de vouloir regarder toujours plus loin au-delà des choses. Arrogant et minuscule, 1m90 de timidité névrosée, mégalomane sans confiance : David et Goliath luttant dans une prison de chair. Un être à la recherche de lui-même, ou de son opposé. Vers l’unité ou l’anéantissement, il était trop tôt pour le dire, car le train était encore à quai. J’attendais le coup de sifflet du contrôleur, qui décidément tardait à arriver. Dans la chaleur artificielle du wagon vide, j’écrivis une phrase sur la vitre embuée.

Une plume sur le chemin de fer.

C’était beau. Mais pas assez. Je l’effaçai. Le signal retentit alors, et les portes se sont fermées. J’allais pouvoir vraiment commencer.

 

II.

  Le train avait pris de la vitesse et les paysages défilaient de l’autre côté de la vitre comme une vie en accéléré. Végétation sauvage et bâtiments industriels surannés, à mon image. Au moins ceux-ci avaient-ils servi jadis à quelque chose. Ce devait être de florissantes usines et des entrepôts bondés. En ce qui me concerne, je suis né suranné. Obsolète a nativitate. Ma vie, pensai-je, n’était qu’un petit feu de bois sur lequel un prostatique serait en train d’uriner. À petites gouttes, péniblement, mais de façon régulière. Jusqu’à ce que le petit feu s’éteigne et que la pièce se remplisse de fumée.

  Mais cette image soudaine de moi était un rien présomptueuse. Le feu était un élément noble et respecté et je n’en avais ni l’ardeur ni la luminosité. À vrai dire, quand je visualisais ma vie, je voyais davantage un arbre chétif persécuté par les vers, par le lierre, par les corbeaux. Enraciné ad vitam, tandis que les rapaces tranquillement s’appliquaient à le dépecer. De cet arbre déjà laid, j’étais l’un des maigres raisins et j’attendais, anxieux, l’heure où à mon tour je me ferais picorer. C’était une question de temps… Et j’attendais. J’attendais depuis si longtemps que j’en venais à douter de ma comestibilité. Je m’imaginais sans peine comme l’un de ces fruits durs et acides que délaissent les oiseaux et rongeurs et qui, comme seul espoir, n’a que la longue et douloureuse décomposition de sa chair. Quelle scène ! Cette image me fit rire. Et lorsqu’une dame traversa à ce moment le compartiment, elle dut m’imaginer heureux en me voyant sourire. Ou peut-être fou, car le plaisir solitaire suscite presque toujours la méfiance des êtres bien-pensants. Le fait est qu’au sein du désespoir le plus profond, il y a toujours une part de soi qui nous regarde de loin, et plisse les yeux en décelant le comique de toute chose. Car tout est drôle. Et sans prétendre que je riais beaucoup, tandis que je m’enfonçais dans la morosité de mon être, il m’arrivait d’avoir des pensées à ce point macabres qu’elles en devenaient grotesques. Et je riais alors malgré moi, d’un petit rire jaune et désoeuvré. J’étais un Arlequin habillé de noir. Et dans un sens, j’aimais ça.

  Je sortis alors mon stylo bille et ouvris mon carnet de notes encore vierge. J’écrivis « Mon roman sera celui du voyage. Destination : Dépression. Mais ponctué de nombreux arrêts où je sortirai la tête dans le vent frais. Pour rire. Ou pour vomir. Ce sera un roman triste. Ou comique. Cela dépendra de moi. Et de vous. »



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