a l'ombre du jour

   Je ne possède du ciel qu’une confuse idée. Il parait qu’il est bleu, gris, ou nacré. Il parait que le ciel donne le jour, qu’il est le principe de toute activité. Le ciel, m’a-t-on dit, est le père lumineux de toute forme de vie, et le soleil y délivre ses idées. Des étendues d’herbe verte, des fruits, des animaux, le farouche courant de l’eau, voilà ce qu’est le ciel. Il parait que c’est très beau.

   C’est possible. Je ne sais pas. Je suis né en ville, et ne vis que la nuit. Je ne connais que le ciel menaçant, noir, fou des nuits citadines. Celui qui crie à l’aide, celui dans lequel on s’oublie. Ma vie ne fut qu’un long prolongement d’ombres dansantes et de lampadaires impuissants. Dans les villes, il n’y a ni couleurs ni saisons. Rien que le long et pénétrant gris-noir du béton. J’y ai appris le goût de la nuance, et à écouter les menus bruits qui percent le silence. L’espace y est cotonneux, les angles, moins tranchants. Tout est plus petit, et tout est plus grand. Je m’assieds, je marche, me couche et me laisse aller. J’ai appris à puiser dans l’obscur ce que vous ne pouvez cueillir le jour : solitude, démesure et toute puissance. Tout est à moi. Je suis le gardien du Mélas, l’empire sombre et sans couleur qui ne réfléchit rien. Je vis et je pense, pendant que vous dormez. Je bois et je crie, mais vous n’entendez rien. Vous ne pouvez me voir, je suis de l’autre côté. Celui qui vous fait peur, celui où l’on tue et vole, celui du péché en tous genres et de la liberté. La nuit méconnait la morale, et n’a que faire de vos heures. La nuit est un long chant acide, sourd, et aveugle.

   Oh, bien sûr, je ne suis pas toujours seul. J’y croise de temps à autre d’autres spectres rebuts : clochards, vagabonds, prostituées. La ville regorge d’âmes en peine, et le Laid s’y décline par milliers. La nuit est l’amante de quiconque se sait hideux. Elle adoucit les traits et permet de se cacher. Elle rend la misère plus confortable et offre protection à celui qui sait la trouver. Aussi m’arrive-t-il de croiser quelqu’autre membre de cette tribu démente. Je le salue, ou échange quelques mots qui le jour n’auraient guère de sens. Aboli bibelot d’inanité sonore. La nuit est hermétique, et possède ses propres codes.

   Certains animaux aussi se délivrent dans le noir. Mais comme les hommes, ce sont les mal aimés, les petits animaux honteux et crapuleux qui ont vu dans la ville le moyen de subsister. Il y a le rat, d’abord, ce clochard faunesque, si laid qu’il se dégoûte lui-même. Paranoïaque, il ne sort que pour manger, se déplaçant telle une ombre furtive, à l’affût de quelque reste puant à dévorer. Je ne pense pas qu’il soit friand de saleté. L'égoût est simplement le seul lieu qu’il ait trouvé. Il est le rebut par excellence, le bossu, le malformé, l’enfant non désiré. Le rat n’est que deux yeux fuyants suivis d’une longue queue désolée. Tout chez lui est gluance. Alors il vit la nuit, c’est tout ce qu’il peut espérer. Il y a aussi le rapace, ce dominant vicieux, dont les cris n’ont d’égal que le battement funèbre de ses envolées. Lui aussi a préféré la nuit. Il peut y picorer le faible et ses crimes seront oubliés. Le rapace est un lâche que je préfère éviter. Il y a aussi ces insectes que la lumière ferait mourir. Ces vers et larves qui travaillent en équipe. Tapis bien dodus dans l’humidité du bois pourrissant, ils s’engraissent en silence. Dans mes moments de folie, pourtant, il me semble les entendre. Un long bruit d’intestin comme une ode à l’indécence.

   Il m’arrive aussi parfois de rire seul dans la nuit, lorsque je caresse de mes mains l’un ou l’autre mur décrépit. Je me dis que c’est beau, que je suis le seul à le voir, et qu’il n’existe que pour moi. Ce n’est bien sûr pas le rire à gorge déployée, non, celui des foules en délire et des larmes qui coulent. C’est un rire discret en apparence, intensément projeté vers l’intérieur. Un rire à bouche cousue qui fait tressailler l’âme. C’est le rire esthétique. Ces murs étaient là bien avant moi, et c’est pourtant moi qui les crée. L’art est dans les yeux de celui qui regarde, dit-on. Ces yeux, je les ai sombres et profonds comme mille tombes. « Viens Beauté, viens te loger dans ma cornée. Ravis-moi de ce que les autres ne voient pas. Tu n’es plus la fondation de quelque bâtiment. Tu existes en toi, pour toi, très fort, absolument ». Messieurs les curateurs, l’art ne se trouve pas dans les musées. Il transpire la rouille et le béton mouillé. Il est là, partout. L’art est sous notre nez. Alors j’apprends à respirer. La nuit en ville est une expérience sensitive. On y apprend à regarder ce qui n’existait pas. Le gouffre nocturne délivre peu à peu ses secrets, et l’initié découvre que ce qui paraissait noir est en fait une gamme de tons allant du sombre à l’obscur. Il y a le noirâtre, le sépulcral et l’ombreux. Il y a l’ébène, le nègre, le ténébreux. Parce qu’il n’y a presque rien, il y a tout à construire. Et l’esprit peut ainsi recréer le monde, mais cette fois à sa guise. Les odeurs ne sont plus sales, elles sont prégnances de l’âme. Et le mou et le dur, le lisse et le rugueux, pénètrent ma conscience contenue dans mes doigts. Oui il y a l’urine, la décomposition et le froid, il y a la solitude, la folie et l’effroi. Mais ce monde est à moi. Je ne connais que lui. Et je me plais à penser que vos jours sont moins beaux que mes nuits.




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