askhimia (1)

  Été 92. Voyage en Grèce avec ma mère. Je devais avoir six ans quand nous sommes partis tous les deux lors des vacances d’été. Thessalonique, Athènes, les ruines d’une époque somptueuse et l’ouzo que j’étais encore trop petit pour goûter. Maman m’avait lu les récits de la mythologie, et j’avais hâte de rencontrer tous ces personnages helléniques. Tant d’histoires et de beauté ! J’ai décompté les nuits avant l’été, et le jour enfin venu, j’ai embarqué un petit bouclier de plastique et mon épée. J’étais son petit Adonis, aimait-elle répéter.

  Petit, hélas, je me fourvoyais déjà à tout idéaliser, mais rien ni personne n’était jusque là venu me contrarier. Jusqu’à cette première journée. Si laide qu’aujourd’hui encore il me semble avoir été sauvagement assassiné. Je m’attendais au lyrisme délicat de l’art antique, aux jarres emplies d’eau fraîche et aux troublantes mélodies des flûtes de pan. Je n’ai vu que des ruines orphelines surpeuplées de touristes bedonnants. Poussettes, cris, caquètements stupides, vêtements de prolétaires en vacances. Ce n’était même pas le Grand Laid, celui qui fascine, le Laid hyperbolique, non, c’était le petit laid, celui de tous les jours, celui qui s’infiltre partout et pénètre les pores. Crème solaire, sacs banane, friandises, visages rouges et luisants, piétinant, profanant de leur désinvolture les tombeaux des doux poètes et vaillants héros d’antan.

  J’aurais voulu vomir ce concentré de laideur, purifier mon petit corps pur de cette ignominie. Mais je ne pouvais que me noyer dans ce Scylla d’effluves viles et vulgaires. Et à peine parvenais-je à m’en détourner que six bouches barbares venaient m’arracher ce qu’il me restait de naïveté. Kalophages, tous ! Beauté rongée par le difforme et la vulgarité !

  La vive lumière d’été rendait chaque vilinie plus suffocante encore. Les odeurs, les images et les sons : sueur, chair flasque, bourdonnement mélangés. Tout était éclatant, je l’aurais voulu sombre et dépeuplé. On dit du soleil qu’il est l’amant de l’harmonie et de la vénusté. Il ne fait en vrai que se coucher dans le lit du plus fort. Et j’étais sur le point de trépasser. Mon petit bouclier fondant sous la chaleur et l’épée ne sachant que braver, j’étais l’Égéen battu par un Hélios meurtier.

  À genoux sur le champ de combat, je vis les spectres d’Ajax, d’Achille, d’Hector. Comme mes héros, je m’apprêtais à succomber. Quand au loin, au-dessus de tous, d’une beauté fascinante, j’aperçus la belle Hélène, ultime rempart contre l’effroi de la médiocrité! Maman! Ma belle Hélène à moi, maman pleine de grâce, coiffée d’un voile la préservant du mal. Jamais l’ombre n’avait souligné à ce point la beauté d’un visage. Je n’en pouvais plus de joie. Je courus alors jusqu’à elle, haletant à en perdre conscience, et me jetai dans ses bras. J’allais lui déclamer combien je l’aime, quand elle me dit : « Tiens mon chéri, je t’ai acheté un sac banane. J’y ai mis ton quatre heures. Et mets de la crème, tu vas attrapper un coup de soleil. »

   Je suis mort à six ans. Vaincu, et dégoûté.


                                     1. Du grec ancien askhimia : laideur.



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