Il était 3 ou 4 heures du matin quand j'aperçus une femme debout dans un coin sombre. Une femme noire encapuchée, souriante, presque béate, devant l'excrément qu'elle venait de faire juste à côté d'elle. Elle était animée de ce regard intense, extatique, propre à une certaine folie. Pas la folie européenne, catégorisée, médicalement circonscrite, non, une folie pleine et sereine, infantile, tribale même, animiste, en adéquation avec le monde du dehors. L'excrément n'était pour elle que le résultat d'un geste naturel et elle en semblait satisfaite.
Moi j'étais ivre. L'alcool engendre un sentiment de sympathie et de désinhibition propice à la rencontre du plus étrange. Il anesthésie les sens et rend supportables les
odeurs les plus infâmes. Aussi, m'approchant, je me suis surpris à l'aider à nettoyer ses excréments à l'aide de vieux mouchoirs. Je me sentais vaciller, occupé à cette tâche dont je ne savais si
elle était malsaine ou philanthrope. « Il ne faut pas faire ça, lui dis-je. Pas au milieu de tes affaires ! ». « C'était pressé ! » me répond-elle en souriant toujours, et se tortillant même à
présent, comme si elle ne parvenait à contenir une joie immense. Elle avait l'air d'une petite fille perdue, une petite fille hystérique.
Le tout est nettoyé et je lui demande son nom. « Je m'appelle Monsieur et Madame » me dit-elle ravie. Cette réponse me bouleverse. Je ne réponds rien. Serait-ce la protection
que cette femme s'est trouvée dans le monde hostile de la rue ? Être femme, tout en sachant se défendre comme un homme, pour éviter les coups, les abus sexuels ? Ou est-ce une régression
infantile, pareille à l'enfant hermaphrodite jouant avec sa poupée au papa et à la maman ? Je la regarde. Elle me tient des propos dont le sens m'échappe encore aujourd'hui. Après quelques
minutes, je lui demande d'ôter sa capuche, je voudrais voir son visage. Elle hésite, puis finit par dévoiler ses cheveux frisés. Ils sont tout gris ; elle est beaucoup plus âgée que je ne l'avais
pensé. Son sourire d'enfant me paraît d'un coup inadéquat. Elle est peut-être mère. Que fait-elle donc ici ? Mais elle remet sa capuche et me dit alors qu'il est temps que je parte. Peut-être
a-t-elle perçu le trouble qui commençait à m'agiter. Je la salue et reprends ma route. Je ne l'ai jamais revue, mais son sourire continue de me hanter.