Une vieille musique de jazz qui crépite, et des murs blancs, sales, crus.
Le tourne-disque tourne et tourne, pénible abjection quand l’aiguille le lacère, cruelle, mais salvatrice. La mélodie gémit, s’effrite, et se laisse emporter, comme une traînée de sel, enrobant l’espace d’une douceur moite et cassante. Sur le sol, poussière et bouteilles vides, balayées par la lueur du cierge ; plus loin, dans le coin le plus sombre, un corps, et des fils de fers, longs et liquides.
Cela fait plusieurs jours que l’air tourne en boucle, il est le chant cyclique des douleurs lancinantes que rien n’épuise. Et son souffle sans fin écorche le vide.
Pas de place pour la mélancolie.
Il n’est pas mort non, mais il souffre. Il est de ces fous qui ont voulu trop vivre. La couleur s’use avec sagesse. A vouloir en percer l’essence, on finit par perdre la sienne.
Peindre le vide, il était parvenu à le faire, dans ces moments d’exaltation où les choses se confondent, où tout meurt, où tout prend vie. Peindre le vide et la chimère se réalise, les mythes s’effondrent, la psychose triomphe. Sans couleurs, sans frontières, sans envers ni endroit, sans appui, sans attaches, sans repères, sans espoir.
Aujourd’hui, la pièce est blanche, dépouillée de tout affect, et son esprit erre, sans jamais trouver d’obstacles sur lesquels résonner. Il avait trouvé le vide, il l’avait vécu, et s’y était perdu, arrivé à ce point de non-retour, où l’absence n’a plus de sens quand il n’y a plus matière.
L’absolu est cette ligne vers laquelle il faut tendre, sans jamais la franchir. Car la jouissance ne se savoure qu’à ce qu’elle est imparfaite. Il le savait pourtant, mais l’esthétique répond à d’autres codes. Et quand la couleur se meut elle-même sur la toile, il n’est plus lignes ni mesures. La soif seulement. Si soif.
Il habitait il y a peu dans un appartement, déjà seul mais encore lui. C’était avant. Puis le hasard et l’ivresse l’avaient conduit ici, au sixième étage de cet immeuble désaffecté. Il avait trouvé l’appareil au sous-sol, l’avait mis en marche, avait allumé un cierge, et depuis ne s’était plus levé, s’abîmant dans la douceur qu’il n’était plus capable d’éprouver.
Trop aimé, trop haï, trop voulu. L’absence maintenant, la souffrance. Il attend la mort, mais la vie recommence, en boucle depuis plusieurs jours, et le lacère, cruelle seulement.
Mais soudain la musique s’épuise, et c’est elle : c’est la mort. C’est elle qui lui fait épouser le fer, ces fils étrangement suaves et délicats. Elle qui lui fait bouger les doigts, doucement sur le sol, pour saisir ces courbes froides, entourant maintenant sa nuque en sifflantes caresses. Les fils alors se resserrent, comme une pulsion qu’on étouffe, et se relâchent enfin, avec déliquescence, se brisant sur le sol en un profond silence.
Il était devenu l’absence, par-delà la chair.
Samedi 22 mars dernier, un jeune homme de 29 ans, du nom d’Aloïs Dessage, a été retrouvé, pendu au bout d’un câble métallique, dans un immeuble abandonné de Bobigny. Devant l’absence d’indices de violence, les inspecteurs ont conclu à un suicide. Il s’agirait d’un toxicomane, ayant abrégé ses souffrances lors d’un délire ou d’une crise de manque. Aucun proche ne s’est manifesté.